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Commentaire
Introduction LTBC

Introduction

Le commentaire de la Loi fédérale sur le transfert international des biens culturels est l’aboutissement d’un travail de groupe, réalisé par dix étudiantes et étudiants en Master de droit de l’Université de Genève. Les recherches et la rédaction ont pris place durant l’année académique 2024-2025, dans le cadre de la Clinique juridique en droit des biens culturels proposée par la Faculté de droit et avec l’accompagnement du Centre universitaire pour le droit de l’art. L’introduction a été rédigée par Laurence Amsalem, Esther Boccia, Camille Bögli, Xinyin Hu, Selly Lagun, Margaux Rod, Lisa Salama, Vincent Tschannen, Audrey Tschiffeli, et Eliane Vasseur.

1 Avec la création de l’État fédéral moderne en 1848, les cantons suisses ont vu leur souveraineté limitée dans les domaines expressément prévus par la Constitution fédérale, en matière culturelle notamment aux articles 3, 69 et 78 Cst. féd.

Ce modèle fédéral, opposé à celui d’un État centralisé, a eu des effets ambivalents sur la construction d’une identité patrimoniale nationale. D’un côté, il a permis à chaque canton de préserver sa propre culture ; de l’autre, il a freiné l’élaboration d’une politique patrimoniale cohérente à l’échelle fédérale. Pendant longtemps, la seule disposition fédérale ayant trait à la protection des biens culturels était l’art. 724 du Code civil, entré en vigueur en 1912
, qui impose que les objets archéologiques trouvés fortuitement deviennent propriété cantonale. En dehors de cette norme, aucun cadre législatif spécifique n’encadrait l’importation ou l’exportation de biens culturels en Suisse.

2 En cette absence de réglementation dans un pays situé au carrefour de l’Europe, entouré de puissants marchés culturels et financiers, un terreau fertile s’est mis en place pour le développement d’un commerce international d’art peu contrôlé. Ajoutons à cela un climat général de déréglementation dans plusieurs domaines, ainsi qu’une pression exercée par de puissants lobbys financiers : la Suisse est ainsi devenue, dans la seconde moitié du XXe siècle, une plaque tournante majeure du trafic illicite de biens culturels

. Ce constat alarmant, couplé à de nombreuses critiques internationales, a provoqué une remise en question du statu quo.

3 Deux conventions internationales majeures ont marqué cette prise de conscience : la Convention UNESCO du 14 novembre 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels (RS 0.444.1 ; ci-après :Convention UNESCO de 1970)

et la Convention d’UNIDROIT sur les biens culturels volés ou illicitement exportés de 1995
(ci-après : Convention UNIDROIT de 1995). La première, adoptée sous l’impulsion de pays d’Amérique latine tels que le Mexique et le Pérou, visait à enrayer le pillage massif de leur patrimoine culturel
. Ce texte, fruit d’un compromis entre pays dits « sources » et pays dits « de marché »
, emploie des termes volontairement larges, devant permettre aux États parties de le mettre en œuvre selon leur propre cadre juridique. De nature non directement applicable, cette Convention UNESCO nécessite une transposition en droit national
. Il s’agit aujourd’hui du principal instrument multilatéral en matière de protection des biens culturels en temps de paix
, ratifié par 147 États
.

4 La Convention UNIDROIT de 1995, bien que perçue comme un prolongement de la Convention UNESCO de 1970, s’en distingue en posant des obligations civiles directement applicables, notamment en matière de restitution. Elle propose un régime plus strict et contraignant mais n’a été ratifiée que par 56 États, parmi lesquels la Suisse ne figure pas

. Néanmoins, les principes de cette dernière ont tout de même eu une influence sur le législateur lors de l’élaboration de la Loi fédérale sur le transfert international des biens culturels (RS 444.1 ; ci-après : LTBC), en particulier sur l’introduction du devoir de diligence dans le commerce de l’art.

5 Avant l’adoption de la LTBC, la Suisse ne disposait d’aucune norme fédérale régissant le commerce international des biens culturels

. Les actions en restitution étaient rares, faute de mécanismes juridiques adéquats pour reconnaître les prescriptions étrangères en matière d’exportation
. De plus, la brièveté du délai de revendication des objets volés (art. 934 al. 1 CC) facilitait le blanchiment d’argent lié au trafic illicite de biens culturels
. C’est en réaction à ces lacunes que le Conseil fédéral a soumis en 2001 un message à l’Assemblée fédérale visant à ratifier la Convention UNESCO de 1970 et à adopter une loi d’application interne, fondée notamment sur les articles 69 al. 2 et 95 al. 1 Cst. féd.
.

6 La LTBC, entrée en vigueur le 1er juin 2005, repose ainsi sur un socle constitutionnel solide et reflète une volonté claire d’ancrer la Suisse dans le cadre international de la lutte contre le trafic illicite de biens culturels. Cette loi est complétée par des ordonnances d’exécution : l’Ordonnance sur le transfert international des biens culturels (RS 444.11 ; ci-après : OTBC)

de 2005 et l’Ordonnance sur l’inventaire fédéral des biens culturels (RS 444.12 ; ci-après : OIBC)
de 2014. En 2024 a été adoptée une ordonnance établissant la création d’une Commission indépendante pour le patrimoine culturel au passé problématique (RS 444.21 ; ci-après : OCPCP)
. Toutes contiennent uniquement des normes secondaires et visent à préciser l’application concrète de la loi
, la seconde se concentrant spécifiquement sur la gestion de l’inventaire prévu à l’art. 3 LTBC.

7 La LTBC a également introduit un certain nombre de mesures concrètes destinées à protéger le patrimoine culturel. Elle prévoit notamment l’établissement d’un inventaire fédéral des biens culturels importants, assorti de possibilités d’action en restitution en cas d’exportation illicite. Des mesures temporaires peuvent être prises en cas de menace exceptionnelle, et le devoir de diligence dans le commerce de l’art est formalisé à l’art. 16. Des mécanismes de coopération internationale sont instaurés, tels que les accords bilatéraux (art. 7), le soutien financier (art. 14), l’entraide judiciaire (art. 22–23), ainsi que des mesures de contrôle et de sanctions administratives et pénales. L’ensemble du dispositif vise à prévenir, dissuader et sanctionner les violations, tout en encourageant des restitutions volontaires.

8 Au fil du temps, la LTBC a dû évoluer, notamment en raison de la réforme du droit douanier en 2005

, qui a entraîné une adaptation de la section 8 de l’OTBC
en ce qui concerne les ports francs. L’application de la LTBC a également été marquée par une jurisprudence déterminante : l’arrêt dit « Isabelle d’Este »
du Tribunal fédéral a révélé une interprétation excessive de la loi
, allant au-delà de la volonté du législateur. À la suite de cette jurisprudence, le Conseil fédéral a entrepris une révision substantielle de la LTBC, afin de tenter d’adapter la norme à une interprétation initiale et erronée.

9 L’introduction des art. 4a et 24 al. 1 let cbis LTBC, ainsi que la modification des art. 2 al. 5 et 24 al. 1 let. c et d, et al. 3 LTBC, ont induit un élargissement du régime des sanctions et créé de nouvelles obligations, en dehors du cadre conventionnel initial.

10 Aujourd’hui encore, la jurisprudence reste limitée sur plusieurs notions centrales de la LTBC, laissant subsister une certaine incertitude juridique. En parallèle, une nouvelle dynamique politique a vu le jour. En 2022, le Conseil fédéral a annoncé la création d’une commission indépendante sur le patrimoine culturel au passé problématique

, projet approuvé par le Parlement en mars 2025. Le Message culture 2025–2028 confirme cette orientation, en soulignant par ailleurs la nécessité de coopérations renforcées avec les pays d’Afrique subsaharienne
. Pour encadrer cette politique, plusieurs modifications législatives ont été validées par les Chambres et devraient entrer en vigueur durant le deuxième semestre 2025 : les dispositions d’un nouvel article 2bis doivent apporter une définition du « patrimoine au passé problématique », tandis que le champ d’application de l’article 14 sera étendu afin de créer une plateforme de recherche. Un article 18a constituera le fondement juridique de la commission indépendante
.

11 Malgré ces avancées, des critiques demeurent quant à la cohérence et à l’application pratique de la LTBC. La loi suisse a surtout un effet dissuasif et incitatif, plutôt que répressif, comme il ressort notamment de la lecture du rapport périodique soumis par la Suisse à l’UNESCO pour la période 2019–2022.

Elle a permis de faciliter les restitutions volontaires, mais reste en partie dépendante de la bonne volonté de l’ensemble des acteurs du secteur. Pour être pleinement efficace, le dispositif gagnerait à être renforcé et clarifié, notamment à travers une meilleure articulation entre droit interne et engagements internationaux.

Le commentaire de la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels est soutenu par :

Bibliographie

Boillat Marie, Trafic illicite de biens culturels et coopération judiciaire internationale en matière pénale, Genève 2012.

O’Keefe Patrick J., Commentary on the UNESCO 1970 Convention on the means of prohibiting and preventing the illicit import, export and transfer of ownership of cultural property, 2e éd., Leicester 2007.

Renold Marc-André/Contel Raphael, Rapport national - Suisse, in: Cornu, Marie (éd.), Protection de la propriété culturelle et circulation des biens culturels - Étude de droit comparé Europe/Asie, Paris 2008, p. 323–428.

Torggler Barbara/Abakova Margarita/Rubin Anna/Vrdoljak Ana Filipa, Evaluation of UNESCO’s Standard-setting Work of the Culture Sector Part II – 1970 Convention on the Means of Prohibiting and Preventing the Illicit Import, Export and Transfer of Ownership of Cultural Property, Final Report, Paris 2014, IOS/EVS/PI/133 REV.

Matériaux

Message du Conseil fédéral relatif à la Convention de l’UNESCO de 1970 et à la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels (LTBC), 21.11.2001, FF 2002 505 (cité : Message 2001)

Message du Conseil fédéral concernant l’encouragement de la culture pour la période 2021 à 2024, du 26.02.2020, FF 2020 3037 (cité : Message culture 2021-2024)

Message du Conseil fédéral concernant l’encouragement de la culture pour la période 2025-2028, du 1.03.2024, FF 2020 3037 (cité : Message culture 2025-2028)

Office fédéral de la culture, Rapport périodique national 2023 sur la mise en œuvre de la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens culturels, Suisse, période de référence 2019-2022 (cité : Rapport périodique de la Suisse à l’UNESCO 2019-2022)

Notes de bas de page

  • Code civil suisse du 10 décembre 1907, RO 24 245.
  • RS 210.
  • Message 2001, p. 515.
  • RS 0.444.1 ; approuvée par la Suisse le 12.6.2003, qui a déposé son instrument de ratification le 3.10.2003 (RO 2004 2879), et entrée en vigueur à l’égard de celle-ci le 3.1.2004.
  • Adoptée à Rome le 24.06.1995, signée par la Suisse le 26.06.1996 et entrée en vigueur le 01.07.1998.
  • O’Keefe, p. 7 ss.
  • Les États « marchés » sont caractérisés par l’existence sur leur territoire d’importantes collections publiques et privées. Le commerce des biens culturels y étant très développé, il sont généralement moins enclins à imposer des contrôles restrictifs sur le commerce des objets culturels relevant de leur juridiction. En revanche, les États « sources », riches en biens culturels, privilégient des mesures plus strictes pour lutter contre le trafic illicite. À ce propos, v. Torggler et al., p. 5.
  • Torggler et al., p. 5.
  • Boillat, p. 28.
  • Pour une liste des États parties à la Convention UNESCO de 1970, par ordre chronologique, v. https://www.unesco.org/fr/legal-affairs/convention-means-prohibiting-and-preventing-illicit-import-export-and-transfer-ownership-cultural?hub=416#item-2, consulté le 2.5.2025.
  • Pour une liste des États parties à la Convention UNIDROIT de 1995, v. https://www.unidroit.org/fr/instruments/biens-culturels/convention-de-1995/etat/, consulté le 2.5.2025.
  • Message 2001, p. 516.
  • Message 2001, p. 517.
  • Ibidem.
  • Message 2001, p. 584.
  • RS 444.11 ; entrée en vigueur le 1.6.2005.
  • RS 444.12 ; entrée en vigueur le 1.7.2014.
  • RS 444.21.
  • Renold/Contel, p. 377.
  • Message 2001, p. 516.
  • RO 2007 1469, p. 1550.
  • ATF 145 IV 294.
  • Message culture 2021–2024, p. 3119 ; ATF 145 IV 294, consid. 4.2. (concernant l’interprétation erronée).
  • Message culture 2021–2024, p. 3071 ; Ruckstuhl, p. 90–92.
  • Motion 21.4403, Biens culturels confisqués à l’époque du national-socialisme – Institution d’une commission indépendante ; Message culture 2025–2028, p. 112.
  • Message culture 2025–2028, p. 102.
  • Message culture 2025–2028, p. 112–113 ; FF 2025 1098.
  • Rapport périodique de la Suisse à l’UNESCO, 2019–2022.

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DOI (Digital Object Identifier)

10.17176/20250604-112542-0

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