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- I. Introduction
- II. Genèse
- III. Commentaire proprement dit
- IV. Conclusion
- Lectures complémentaires recommandées
- Bibliographie
I. Introduction
1L’art. 6 de la Constitution fédérale (Cst.) se trouve dans les dispositions générales de celle-ci (Titre 1). Il précède immédiatement le Titre 2 consacré aux droits fondamentaux, à la citoyenneté et aux buts sociaux.
2 L’art. 6 Cst. est considéré par la majorité de la doctrine comme un article programmatique. Celui-ci renseigne sur une dimension importante de la conception de l’individu (Menschenbild) qui sous-tend le texte constitutionnel. Quant à la jurisprudence, le TF et le TAF font référence à cet art. 6 Cst. de manière sporadique. Cette référence est souvent utilisée pour rappeler l’importance de la responsabilité individuelle, notamment dans le domaine des assurances sociales.
3 Ce commentaire traite dans l’ordre de la genèse, des fonctions et de la portée juridique de l’article, puis de ses deux composantes dans leur ordre d’apparition : la responsabilité individuelle, puis la responsabilité sociale. De manière générale, l’art. 6 Cst. comprend des concepts dont l’interprétation est difficile. A l’exemple du concept de responsabilité et des liens qu’il entretient avec la liberté individuelle, les défis d’interprétation de cet article posent immédiatement des questions d’ordre philosophique. Pour en rendre compte, ce commentaire fait donc le choix d’une approche de philosophie du droit, mobilisant entre autres des ressources tirées de la philosophie politique. Ces ressources doivent permettre de mettre en évidence la richesse interprétative du concept de responsabilité et de souligner les questions normatives qu’il ouvre. Comme souligné par Häberle (infra, N. 21), le potentiel de l’art. 6 Cst. doit être concrétisé par le législateur et la doctrine, par exemple en recourant, comme ici, à une approche de philosophie du droit.
4 En guise de fil rouge, ce commentaire tente de montrer comment le concept de responsabilité et le concept lié de liberté individuelle déterminent l’interprétation du contenu de l’art. 6 Cst.
II. Genèse
5 L’art. 6 Cst. émerge dans sa forme actuelle au cours des délibérations parlementaires sur la révision totale de la Constitution fédérale. Les parlementaires discutent à la fois l’idée de responsabilité de l’individu pour lui-même, pour les autres ou pour la société et l’idée de devoirs fondamentaux ou devoirs citoyens. Comme expliqué ci-dessous (infra, N. 12), les parlementaires finiront par écarter l’idée de devoirs fondamentaux organisés sous forme de catalogue.
6 La Constitution fédérale de 1874 contenait un article général portant sur l’accomplissement d’un « devoir civique ».
7 La lecture des travaux parlementaires met en lumière le glissement des devoirs fondamentaux vers l’idée d’une responsabilité individuelle et sociale.
8 Premièrement, l’appel à la responsabilité individuelle apparaît dans le contexte d’une réflexion critique sur les contours de l’État social. Le rapporteur de la Commission du CN de l’époque, le futur Conseiller fédéral Samuel Schmid (UDC), observe un phénomène d’extension des prestations sociales.
9 Deuxièmement, le projet de Constitution du Conseil fédéral de 1996 formalise le catalogue des droits fondamentaux et formule une série de buts sociaux. Face à cette évolution, certains parlementaires se sont demandé si une logique de réciprocité n’exigeait pas la mention de devoirs fondamentaux.
10 Troisièmement, le débat sur la responsabilité traite des attentes envers les individus dans un groupe social. Le contenu de l’art. 6 Cst., notamment la dimension de responsabilité sociale, est présenté dans les débats parlementaires comme une réponse au constat d’une société atomisée et individualiste.
11 Au cours de ces débats, le Conseiller fédéral Arnold Koller (PDC) se fait le porte-voix des arguments du Conseil fédéral. Il rappelle notamment que la conception de l’humain qui sous-tend la Constitution comprend déjà l’idée de responsabilité et de devoirs : si l’être humain a une capacité d’autonomie dans ses choix, alors il porte la responsabilité qui l’accompagne.
12 Au terme des débats parlementaires, le concept de responsabilité individuelle et sociale s’impose par rapport au concept de devoirs fondamentaux ou citoyens.
13 Au-delà de la dimension historique des débats parlementaires, une distinction conceptuelle importante entre devoirs fondamentaux et responsabilité individuelle parcourt les débats. L’un des points de débats entre ces deux concepts porte sur la capacité de traduire la norme constitutionnelle en obligations juridiques concrètes. Selon le constitutionnaliste Andreas Kley, un devoir fondamental possède quatre éléments constitutifs: 1) un devoir de nature juridique, 2) inscrit dans une constitution, 3) d’importance fondamentale pour l’existence de l’Etat
14 La doctrine identifie plusieurs sources d’inspiration ayant nourri les débats autour de l’art. 6 de la nouvelle Constitution.
III. Commentaire proprement dit
15 Comme évoqué dans l’introduction (supra, N. 3), interpréter l’art. 6 Cst. implique de considérer des questions de théorie du droit et de philosophie politique portant sur les notions de responsabilité et de liberté. Ce commentaire traite dans l’ordre des fonctions et de la portée juridique de l’article ainsi que des références à l’art. 6 Cst. dans certains arrêts du TF et du TAF (A.), puis des deux composantes de l’art. 6 Cst., soit la responsabilité individuelle et la responsabilité sociale (B.).
A. Fonctions et portée juridique
16 L’art. 6 Cst. se situe à la fin du Titre 1 sur les dispositions générales. Il est suivi du Titre 2 sur les droits fondamentaux et les buts sociaux. Cet emplacement indique que l’ambition normative de l’art. 6 est d’ordre général. En tant que disposition générale, il vise à éclairer l’entier du texte constitutionnel. L’art. 6 Cst. est considéré comme étant une norme avant tout programmatique. Pour la majorité de la doctrine, sa portée juridique se limite à fournir une aide à l’interprétation d’autres normes constitutionnelles. Afin d’aller plus loin dans l’analyse, il est possible de distinguer trois fonctions générales de l’art. 6 Cst.
1. Trois fonctions
17 Premièrement, l’art. 6 Cst. est souvent employé pour tenter d’appréhender la conception de l’individu (Menschenbild) qui sous-tend le texte constitutionnel.
18 Deuxièmement, et en lien direct avec cette conception de l’individu en société, l’art. 6 Cst. peut être utilisé comme norme contextuelle pour les différents devoirs identifiables dans les autres dispositions constitutionnelles.
19 Troisièmement, l’histoire parlementaire et l’emplacement de l’art. 6 Cst. dans l’architecture constitutionnelle rappellent sa fonction de contextualisation critique vis-à-vis des droits fondamentaux et des buts sociaux. Comme dans la Constitution du canton de Berne, la mention explicite de la responsabilité individuelle et sociale précède le catalogue des droits fondamentaux. L’art. 6 Cst. semble servir de contre-poids face aux obligations positives qui pèseraient de manière croissante sur l’État.
20 Ces trois fonctions permettent d’éclairer de manière plus précise la question des destinataires de l’art. 6 Cst. Il s’agit de la seule disposition du Titre 1 (Dispositions générales) s’adressant directement aux particuliers (en utilisant la tournure « toute personne »).
21 Cette question des destinataires ne doit pas être confondue avec la portée juridique de l’art. 6 Cst. (voir infra, N. 21). A titre d’exemple, Biaggini considère les personnes physiques comme les destinataires qui apparaissent au premier plan (vordergründig) de l’art. 6 Cst. A ses yeux, le destinataire principal serait néanmoins le législateur.
2. Portée juridique
22 La portée juridique de l’art. 6 Cst. est jugée modeste par la majorité de la doctrine. De manière générale, cet article est décrit comme étant essentiellement un appel moral destiné à rappeler symboliquement les attentes de la collectivité envers les particuliers, mais largement dénué d’effets juridiques tangibles.
23 De manière générale, Chatton voit dans ces interprétations prudentes une difficulté générale à appréhender les normes programmatiques.
3. Jurisprudence
24 Le Tribunal fédéral (TF) a seulement traité de manière sporadique de l’art. 6 Cst. Le droit des assurances sociales est particulièrement concerné par les quelques mentions de cet article. En 2005, dans une affaire en lien avec l’obligation d’affiliation à l’assurance-maladie, le TF a considéré que l’art. 6 Cst. n’avait « aucune portée normative particulière, mais essentiellement une valeur déclamatoire et de signal ».
25 Le TF et le TAF mentionnent l’art. 6 Cst. dans le contexte d’une qualification des efforts qui peuvent légitimement être attendus des particuliers. Dans une affaire traitant de la mise à disposition d’informations relatives à la SUVA via un affichage dans les locaux du personnel, la Cour a interprété les dispositions en vigueur en mobilisant l’art. 6 Cst. comme expression des attentes en matière de responsabilité individuelle.
26 En matière de naturalisation, le TAF a utilisé l’art. 6 Cst. pour contextualiser certaines conditions. Dans une affaire portant sur la bonne réputation fiscale du candidat, le TAF évoque l’art. 6 Cst. comme l’une des sources pertinentes afin de garantir qu’un individu honore ses obligations envers l’Etat.
27 En matière pénale, l’art. 6 Cst. est mentionné dans un recours portant sur les frais de procédure dans une affaire de trafic transfrontalier de cigarettes. L’instance inférieure avait avancé que le comportement à ses yeux repréhensible du recourant, notamment la prétendue violation de son obligation individuelle de responsabilité envers l’État (Art. 6 Cst.), avait provoqué des frais supplémentaires et que les frais de procédure devaient être à sa charge, bien qu'il ait été acquitté.
28 Dans une affaire portant sur l’exercice sans autorisation d’une activité en matière de services financiers, le TAF considère la responsabilité individuelle de l’art. 6 Cst. comme justifiant le fait que la personne ayant exercé ses activités de manière illégale doive accepter (zumutbar) la divulgation d’informations pertinentes sur lesdites activités, et ce afin de rétablir la confiance des autres acteurs de la branche.
B. Première composante : responsabilité individuelle
29 La première composante de l’art. 6 Cst. traite de la responsabilité individuelle : « Toute personne est responsable d’elle-même (…) ». Cette composante concerne la responsabilité de toute personne envers elle-même. La pensée libérale se construit autour de l’hypothèse d’une personne libre, capable de choisir et de réviser ses choix de vie à l’aune des valeurs et des objectifs qu’elle estime pertinents.
1. La définition de la liberté
30 Premièrement, la manière dont la liberté individuelle est définie a des conséquences importantes sur le concept de responsabilité individuelle.
31 D’autre part, la liberté individuelle peut être définie de manière relationnelle, en ancrant la personne dans un groupe humain. La personne est libre dans le contexte d’interactions avec d’autres humains et un environnement.
32 Chacune de ces deux conceptions de la liberté, brossées ici à grands traits, conduit à un concept de responsabilité individuelle différent. Dans un premier sens minimal, « toute personne est responsable d’elle-même » peut signifier l’obligation pour l’individu d’assumer ses choix et leurs conséquences. Cette définition minimale ressemble à une réflexion d’imputabilité, prohibant avant tout de chercher à « faire porter le chapeau » à d’autres (mon choix libre => ma responsabilité). Dans l’affaire de l’exercice sans autorisation d’une activité de services financiers mentionnée plus haut (supra, N. 27), la personne ayant commis la faute est responsable et elle doit, à ce titre, accepter les conséquences de ses actions. Elle ne peut se dédouaner sur d’autres. Le TAF considère donc que la personne responsable doit accepter la divulgation des informations concernant sa faute et qu’elle doit accepter de devoir reconstruire sa réputation.
33 Toutefois, cette conception minimale n’est pas suffisante. Être responsable de soi-même va plus loin qu’une simple logique d’imputabilité à la personne libre. Dans une conception relationnelle du droit, la première composante de l’art. 6 Cst. doit s’interpréter comme une exigence pour chaque personne d’identifier les conséquences de ses choix. Poser une exigence constitutionnelle de responsabilité envers soi-même équivaut à demander que chaque personne, a minima, tienne compte des autres.
34 Mais tenir compte des autres (sans obligation de comportement spécifique) est encore insuffisant. L’art. 6 Cst. peut alors se comprendre comme un appel à la maitrise des conséquences négatives de ses choix pour les autres. En ce sens, être responsable de soi-même, c’est avant tout s’assurer de ne pas devenir une source de conséquences négatives (définies au sens large) pour son environnement. A ce titre, l’art. 12 Cst. concernant le droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse prévoit bien que la personne peut être soutenue si elle « n’est pas en mesure de subvenir à son entretien ». Cette condition reflète l’exigence pour la personne de, tout d’abord, chercher à éviter d’avoir recours à l’aide de la collectivité (une conséquence négatice sur les finances publiques). La jurisprudence mentionnée plus haut en matière de naturalisation ou de regroupement familial pose exactement la même question : étant donné un individu libre et responsable de lui-même, quelle absence d’effets négatifs (par exemple un coût social) ou quelle contribution positive la collectivité est-elle en droit d’attendre et d’exiger ?
35 Interprétée de manière relationnelle, la responsabilité de soi-même de l’art. 6 Cst. consiste donc à présumer pour chaque personne cette compétence de maîtrise de son impact sur son environnement. Cette présomption soulève néanmoins immédiatement deux questions majeures : comment s’assurer de la compétence des individus à être libres, et donc à être responsables d’eux-mêmes (infra N. 35)? Et que faire des situations où, malgré la tentative de conserver la maîtrise, les actions d’une personne déploient néanmoins des effets négatifs sur les autres ? Cette question sera traitée dans la composante liée à la responsabilité sociale (N. 47).
2. Les compétences nécessaires à l’exercice de la liberté
36 Deuxièmement, la question des compétences nécessaires à l’exercice de la liberté, et donc de la responsabilité de soi-même, est un point central de la conception prônée par l’art. 6 Cst.
37 Au-delà des compétences de base, la réflexion doit être élargie vers d’autres éléments de cette compétence à être responsable de soi-même, par exemple les déterminants sociaux, physiologiques ou autres facteurs contextuels. S’il est plus facile d’être responsable de soi-même en étant jeune, riche et en bonne santé, l’exigence de responsabilité devrait donc s’accompagner d’un engagement à combattre les barrières à la liberté et à la compétence à être responsable. Cette réflexion est particulièrement valable pour les déterminants sociaux qui peuvent être modifiés par le biais de politiques publiques. Exprimés dans le cadre d’une exigence d’égalité et de lutte contre la discrimination, certains de ces déterminants sont mentionnés par l’art. 8 al. 2 Cst. De plus, cette réflexion devrait être lue en lien avec l’exigence d’égalité des chances (art. 2 al. 3 Cst.).
38 La question est plus ardue pour les quelques déterminants physiologiques (par exemple génétiques) qui ne peuvent être ramenés à des déterminants sociaux (directement du moins). En effet, la première composante de l’art. 6 Cst. ne connaît pas d’équivalent au concept « selon ses forces », que l’on trouve dans la deuxième composante (infra, N. 59).
3. Relations avec le principe de subsidiarité
39 L’art. 6 Cst. est souvent utilisé dans le contexte d’une discussion sur le principe de subsidiarité. Même si la doctrine semble largement acquise à cette thèse de la subsidiarité induite par l’art. 6 Cst.,
40 Un caveat avant de poursuivre : la dimension de subsidiarité découlant du primat de la responsabilité pour soi-même ne doit pas être confondue avec la subsidiarité institutionnelle de l’art. 5a Cst.
41 A un premier niveau d’analyse, l’art. 6 Cst. fonde certainement une subsidiarité générale pour l’action de l’État à l’encontre des personnes. La responsabilité individuelle semble primer l’action de l’État, qui n’intervient qu’à titre subsidiaire. A un deuxième niveau, et c’est un point souvent négligé dans les commentaires de cette disposition constitutionnelle, les compétences nécessaires à la liberté et la responsabilité supposent, elles, une action des pouvoirs publics.
42 Ce deuxième lien avec la subsidiarité comprend alors plusieurs étapes qu’il importe de distinguer car elles peuvent faire l’objet de critiques différentiées. A) La responsabilité de l’individu pour lui-même est première. B) Tous les individus ne sont pas égaux dans leur capacité à être responsable. C) Il faut mettre en place un processus d’égalisation de la capacité à être responsable de soi-même et adopter une approche contextuelle, capable d’appréhender la capacité réelle des individus avant de juger de l’exigibilité de certains comportements. D) La question de la responsabilité de conduire ce processus d’égalisation se pose. Qui est responsable d’aider les individus à devenir responsables d’eux-mêmes ? L’Etat (les pouvoirs publics), la société civile (le tissu associatif) ou encore les individus (par exemple les proches) peuvent être identifiés comme des responsables potentiels. E) En admettant que l’Etat porte au moins une part de cette responsabilité, celui-ci doit agir par le biais d’une instruction de base et par la prévention de certains déterminants sociaux (par exemple à travers la lutte contre les discriminations conformément à l’art. 8 Cst.) en vue de garantir la plus grande égalité des chances possible (art. 2 al. 3 Cst.).
43 Si cet argument est accepté, nous pouvons alors considérer que le principe de subsidiarité (premier niveau) requiert et suppose une action étatique sur les conditions de liberté et de responsabilité (deuxième niveau, conditions de possibilité et d’égalisation de la capacité à être responsable de soi-même). À titre d’exemple, on peut établir un nouveau type de lien normatif, par exemple entre le droit à un enseignement de base (art. 19 Cst.), l’instruction obligatoire (art. 62 Cst.) et l’art. 6 Cst. La mise en œuvre des art. 19 Cst. et art. 62 Cst. peut être conçue comme condition préalable au recours à l’art. 6 Cst. (premier niveau). Si l’instruction n’est plus obligatoire et gratuite, les individus voient leur capacité à la liberté et à la responsabilité diminuer drastiquement, et l’idée de primat de cette même responsabilité individuelle devient donc plus difficile à défendre. Le même type de conditionnalité peut se lire dans l’approche contextuelle de l’exigibilité mentionnée plus haut (infra, N. 37). Dans une situation particulière, par exemple les affaires de naturalisation, il importe de juger si l’individu est en mesure d’être responsable de lui-même, cette réflexion exigeant une prise en compte à la fois de la trajectoire personnelle, mais également du contexte de vie (c’est-à-dire des structures sociales) de l’individu.
4. Le cas spécifique des assurances
44 Une question intéressante se pose dans le contexte des effets négatifs qu’un choix effectué par une personne déploie sur d’autres. La difficulté principale n’est pas tant l’effet négatif direct et immédiat et ses conséquences (par exemple un meurtre), mais plutôt l’effet indirect et diffus par le biais des institutions de solidarité mises en place (par exemple l’impact d’un comportement sur les coûts de l’assurance maladie obligatoire). La pertinence de l’art. 6 Cst. dans le cas des assurances sociales rendues obligatoires est à ce titre particulièrement importante.
45 Premièrement, si un individu s’adonne à une activité particulièrement dangereuse (appelée « entreprise téméraire »
46 L’une des questions normatives ouvertes autour de l’art. 6 Cst. porte donc sur la qualification des conditions dans lesquelles l’État doit et/ou peut intervenir pour instaurer une obligation pour les individus de se protéger eux-mêmes (l’exemple des indépendants et des base-jumpers) et de protéger les autres de leurs choix (l’exemple des conducteurs de véhicules). Dans une perspective relationnelle, l’État force alors les individus à assumer leurs responsabilités pour eux-mêmes ; il les contraint à « se prendre en charge ». L’art. 6 Cst. ne peut être utilisé pour répondre à cette question, puisque c’est précisément la qualification de sa première partie qui est en jeu.
47 Il est essentiel de ne pas confondre la dimension sociétale de la responsabilité individuelle (première composante de l’art. 6 Cst.) et la deuxième composante de l’art. 6 Cst. Cette deuxième composante vise clairement les attentes formulées à l’égard de toutes les personnes quant à leur contribution aux tâches de l’État et de la société, et ce au-delà de l’exigence d’être responsable de soi-même.
C. Deuxième composante : responsabilité sociale
48 La deuxième composante de l’art. 6 Cst. traite de la responsabilité sociale: « Toute personne (…) contribue selon ses forces à l’accomplissement des tâches de l’État et de la société. » De manière générale, les liens entre les deux composantes de l’art. 6 Cst. dépendent largement de la conception de la liberté et de la responsabilité défendue. Dans une perspective relationnelle, être responsable de soi-même traduit l’idée de prévenir un impact négatif sur les autres et donc, d’une certaine manière, de déjà contribuer aux tâches de l’État. Toutefois, la deuxième composante de l’art. 6 Cst. va plus loin que la prévention par les individus des effets négatifs de leurs actions. Elle englobe des situations que l’individu n’a pas contribué à faire advenir, mais face auxquelles il a une responsabilité d’agir. Comme expliqué infra, la doctrine traite cette dimension de la responsabilité avec le concept de solidarité.
1. Les domaines de la contribution découlant de la responsabilité sociale
49 L’exigence générale de la responsabilité sociale de l’art. 6 Cst. porte sur la contribution de l’individu à l’accomplissement des tâches de l’État et de la société. Cette contribution peut se définir de manière plus ou moins exigeante. A minima, nous pouvons la définir comme un devoir de chaque individu de respecter ses obligations légales, revenant par-là même à l’idée d’un devoir fondamental de portée générale. La contribution des individus se borne alors à un respect du droit. Comme évoqué plus haut dans la discussion des arguments du Conseil fédéral, l’argument souffre d’une certaine circularité (une obligation juridique de respecter le droit) (supra, N. 12). A l’autre extrême, contribuer à accomplir les tâches de l’État et de la société peut presque devenir synonyme d’accomplir ces mêmes tâches.
50 Comment trouver un chemin praticable entre ces deux extrêmes ? Il apparaît opportun de distinguer entre les types de tâches où la contribution de l’individu peut légitimement être attendue afin de soutenir l’État et la société et le niveau d’exigence de la contribution. Nous aborderons le niveau d’exigence plus bas en traitant du concept « selon ses forces » (infra, N. 59).
51 L’identification des types de tâches peut passer par une interprétation des autres normes constitutionnelles permettant d’appréhender les dimensions de cette responsabilité sociale. Chatton identifie ainsi quatre dimensions de cette responsabilité sociale, en se basant notamment sur la lecture du préambule de la Constitution
52 La palette de tâches possibles reste toutefois encore très large. Afin d’affiner l’analyse, nous pouvons tenter une incursion en théorie morale. Dans une perspective conséquentialiste, la responsabilité sociale devrait être particulièrement marquée là A) où les besoins sont les plus importants et urgents et B) où, collectivement, les individus sont en mesure d’apporter des changements notables (d’où l’utilisation du terme « contribuer »). En bref, on définirait les domaines de l’art. 6 Cst. en posant la question de la plus grande utilité possible des contributions des individus.
53 La difficulté majeure reste le risque d’un État qui instrumentalise ses résidentes et résidents. L’Etat exigerait un engagement des individus et, en plus, déterminerait les domaines prioritaires où ceux-ci devraient s’engager
54 La question de la responsabilité en matière politique se pose dans ce contexte d’établissement des priorités.
2. La distinction entre Etat et société
55 La deuxième composante de l’art. 6 Cst. distingue l’État de la société (« à l’accomplissement des tâches de l’État et de la société »). Selon la doctrine majoritaire, cette distinction n’apparaît pas centrale et vise, avant tout, à adopter la perspective la plus englobante possible.
56 Premièrement, l’idée de responsabilité sociale (l’exigence pour les individus de contribuer à l’accomplissement des tâches) n’apparaît pas dans le même contexte si l’on parle de tâches réalisées par l’État ou par la société (civile)
57 Deuxièmement, la mention explicite de la société à l’art. 6 Cst. participe à faire exister de manière indépendante la société civile, et ce par opposition à l’État. Comme l’explique Besson dans son analyse de la Constitution fribourgeoise, la société civile est un concept relationnel, une courroie de transmission : « En bref, et de manière très générale, la société civile regroupe toutes les relations sociales et volontaires qui ne relèvent ni de l’État ou du politique, ni du marché ou de l’économique (société bourgeoise), ni de la famille ou du privé ».
58 En résumé, l’exigence formulée par l’art. 6 Cst. devrait s’interpréter de manière circonscrite pour la contribution aux tâches de l’État (type de tâches). Il s’agit avant tout d’un appel à contribuer selon certaines modalités institutionnalisées, par exemple via un engagement civique. Dans le contexte des tâches de la société, l’appel à la responsabilité sociale peut prendre des formes plus inventives.
59 Dans ces deux domaines (Etat et société), le niveau d’exigence pour les individus peut varier. Dans une lecture maximaliste, chaque personne apparaît responsable dans le contexte de l’État (obligations institutionnalisées et minimales, presque similaires à des devoirs fondamentaux) et dans celui de la société (obligations plus diverses dans leur forme et plus ouvertes dans le niveau d’exigence). Comme mentionné plus haut, le danger d’un Etat trop exigeant apparaît important. Pour des raisons de respect de la liberté individuelle et de pluralité des opinions, la Constitution ne devrait pas exiger des individus qu’ils deviennent soit des supplétifs de l’État, soit des serfs de la vie associative.
3. Selon ses forces
60 Face au danger d’un Etat potentiellement trop exigeant face à des individus eux-mêmes dans des situations très différentes, l’art. 6 Cst. mentionne que chaque personne est appelée à prendre sa responsabilité sociale « selon ses forces ». Cette notion introduit un paramètre essentiel dans la détermination de l’étendue de la responsabilité sociale des individus. Ceux-ci ne doivent pas tous s’engager de la même manière ou selon les mêmes exigences, mais selon leurs propres forces.
61 L’art. 6 Cst. introduit donc un principe d’équité dont il faut définir le concept principal, à savoir celui de « forces » (Kräfte, forze). De manière générale, le concept de forces semble être ici utilisé comme synonyme de capacités. On attend de l’individu un engagement selon ses capacités, qui peuvent être à la fois physiques, psychiques, intellectuelles, financières ou liées à une phase de vie (par exemple la retraite).
62 Dans ce contexte, l’individu capable – c’est-à-dire celui qui a de la force – s’oppose à celui qui ne peut pas contribuer à l’accomplissement des tâches. Häberle relie ce concept à l’adage « à l’impossible, nul n’est tenu ».
63 Par analogie avec la discussion sur les compétences nécessaires à la responsabilité pour soi-même (supra, N. 35), la détermination des « forces » (i.e. capacités) pertinentes soulève également des questions morales.
64 Ce débat sur la « normalité » est lié à la discussion générale sur la définition du handicap et sur les présupposés sociétaux portant sur le capacitisme et le validisme (en anglais ableism, de l’adjectif able).
65 Cette limitation à celles et ceux qui sont en situation de capacité ne résout néanmoins pas la difficile question de savoir combien est attendu de leur part. L’art. 6 Cst. semble reposer sur un principe général de gradation qui veut que plus un individu a de forces (capacités), plus il est attendu qu’il contribue aux tâches communes. La limite inférieure se définit par l’existence de la capacité. Existe-il une limite supérieure à ce principe ? Chaque individu doit-il contribuer « autant que faire se peut » (aucune limite supérieure) ou, au contraire, « à concurrence de X » (X étant la limite supérieure) ? Définir une limite supérieure serait une réponse aux critiques d’exigences exagérées qui peuvent être soulevées à l’encontre de l’art. 6 Cst. De manière générale, cette question touche à une problématique complexe de théorie morale où il s’agit de déterminer la juste part attendue d’individus mis face à un défi général (comme par exemple le changement climatique
IV. Conclusion
66 Ce commentaire offre une approche structurée du contenu de l’art. 6 Cst., dont l’interprétation exige de mobiliser des ressources de théorie du droit et de philosophie politique. Même si la portée juridique directe de l’art. 6 Cst. est modeste selon la majorité de la doctrine, sa fonction d’orientation et d’intégration dans l’ordre constitutionnel repose sur une nécessaire clarification des concepts de liberté et de responsabilité (pour les personnes physiques, mais potentiellement aussi pour les personnes morales). A ce titre, l’interprétation de l’art. 6 Cst. cristallise les présupposés et les attentes formulés à l’encontre des individus vivant au sein d’une société. Son existence exige une clarification normative sans cesse renouvelée, à l’exemple de la réflexion sur l’exigibilité de certains efforts individuels.
Remerciements
J’aimerais remercier les deux reviewers anonymes, Odile Ammann, Stefan Schlegel, Audrey Boussat, et Martine Rouiller pour leurs retours sur des versions préliminaires du texte.
A propos de l’auteur
Dr Johan Rochel est philosophe du droit. Il est actuellement chercheur au Collège des Humanités (EPFL), spécialiste de droit et d’éthique des technologies, et chargé de cours à l’Université de Fribourg (philosophie du droit) et à l’Université de Lausanne (gouvernance d’internet). Il est également affilié au Centre d’éthique de l’Université de Zürich. Il est docteur en droit de l’Université de Fribourg et possède deux masters de l’Université de Berne (philosophie politique et droit). Il a été Constituant valaisan de 2018 à 2023. Contact : johan.rochel@gmail.com.
Lectures complémentaires recommandées
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Häberle Peter, Das Menschenbild im Verfassungsstaat, 4. éd., Berlin 2008.
Haldemann Frank, Verantwortung als Verfassungsprinzip: Die Schweizerische Verfassungsordnung im Spannungsfeld der Verantwortungsethik, Diss., Zürich 2003.
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